Les anglais disent « se cogner sur un mur en briques » ( to run into a brick wall). Les français parlent de « tomber sur un os », pour dire « rencontrer un problème imprévu ». L’expression française a, parait-il, été inventée dans les cantines militaires pendant la première guerre : il y avait les soldats chanceux, ceux qui recevaient un os avec de la viande autour, et les malchanceux, ceux qui tombaient sur un os sans viande. Avant de se prendre une balle au front.
Dans cette histoire, l’ « os » en question est bel et bien entouré de viande ou plutôt de chair. Car notre « os » est un écologiste canadien du genre pas commode. Un de ces militants de la cause climatique à qui on ne la fait pas. Surtout pas une compagnie de gaz.
Donc lorsque Bill Eggertson a reçu sa facture de location de citerne, il a d’abord cru à une erreur de facturation. Mais après avoir appelé plusieurs fois Superior Propane, un des leaders de la distribution du propane au Canada, il a dû se rendre à l’évidence : il n’y avait pas d’erreur sur la note. Le propanier était bien en train d’essayer de l’enfler. Son loyer annuel qui était auparavant de 70 $ pour la location et l’entretien de la citerne ( il s’agit de dollars canadien donc équivalent à 48 €) venait de passer à 224 $. Et quelle était la raison de ce traitement de faveur ? Son propanier venait dans le ranger sans le prévenir dans la catégorie des « petits consommateurs » ( le mécanisme de cette arnaque a été déjà divulgué sur ce site, dans l’article consacré aux propaniers polonais indépendants )
Que le propanier décide de remonter le loyer de sa citerne pour compenser la faible consommation de propane de Bill était une décision absurde. En effet si Bill Eggertson est un tout petit consommateur de propane, ce n’est pas du tout par hasard, mais plutôt par choix délibéré : sa maison , près du village de Richmond, pas loin de la capitale Ottawa, est chauffée (et rafraîchie) par géothermie, et son électricité est fournie par des panneaux solaires et une éolienne. C’est un militant convaincu, qui admet volontiers qu’il dépasse certaines fois les bornes, et reconnait mener la vie dure à son épouse pour tout ce qui concerne les questions d’environnement.
« Je suis un des canadiens les plus efficients en matière énergétique » se vante Eggertson aux journalistes de CBC venus recueillir son témoignage, avant d’ajouter « Je crois que vous pouvez dire que je suis pas fan de l’industrie pétrolière. Me faire entendre dire que j’ai le privilège de payer plus pour libérer plus de carbone dans l’atmosphère m’a mis hors de moi. Je crois bien qu’ils m’ont insulté…. »
Eggertson qui n’avait pas été prévenu de l’augmentation des frais de location, a expliqué aux journalistes qu’il avait gardé la citerne de gaz récupérée avec la maison, uniquement pour faire plaisir à sa femme qui préfère cuisiner au gaz. Le couple utilise 200 litres de propane par an ( 100 kg ). Ils utilisent aussi un insert au propane pour chauffer la maison, mais c’est uniquement lorsque le réseau électrique tombe en rade.
Après avoir trouvé un nouveau propanier qui acceptait de s’aligner sur l’ancien loyer de la citerne, Eggertson a appelé Superior Propane pour annuler son contrat. Son contrat mentionnait de « modestes frais » pour faire enlever la citerne. Mais au lieu de cela le propanier lui demanda la somme incroyable de 300 $ (soit 206 € – eh oui, chers lecteurs français, 206 € pour enlever une citerne est considéré comme une grosse arnaque au Canada…..alors relisez bien vos contrats). Après négociation, il obtint que les frais d’enlèvement soient ramenés à 150 $.
Mais ce qui irrite particulièrement Eggertson, c’est la suspicion que certains fournisseurs améliorent leur marge sur le combustible, marge régulée selon lui par l’Ontario Energy Board (*), grâce aux frais annexes qu’ils font payer aux consommateurs pour la livraison, l’installation, la location et l’enlèvement des cuves.
Le président de Superior Propane, un certain Greg McCamus a répondu à CBC qu’Eggertson aurait dû être prévenu de l’augmentation des frais de location de la citerne, et a ajouté que les nouvelles obligations réglementaires ont induit des hausses de coûts significatives pour les fournisseurs. Il n’a pas voulu dire combien de petits clients de Superior Propane sont actuellement confrontés à de telles augmentations de loyer.
CBC a aussi interrogé John Lawford, directeur exécutif d’une ONG canadienne à Ottawa , le Public Interest Advocacy Centre ( Centre pour la Défense de l’Intérêt Public ) . Celui-ci a dit que les fournisseurs de propane comprennent parfaitement l’économie comportementale du marché. Ils savent que la plupart des clients finissent par avaler de telles augmentations , même lorsqu’elles sont significatives.
Parenthèse : l’ « économie comportementale » est un concept peu répandu dans les médias français, même si parfaitement connu des économistes. Théorisée aux Etats Unis par des économistes « dissidents », elle vise à décrire et à expliquer pourquoi, dans certaines situations, les êtres humains adoptent un comportement qui peut sembler paradoxal ou contraire à la rationalité des acteurs économiques qui est au fondement des théories néo-libérales. Fin de la arenthèse.
John Lawford explique aux journalistes « Tous les problèmes associés avec le fait de changer de fournisseur contribuent à rendre les clients passifs et ils restent au final avec leur fournisseur actuel. Cette décision de ne rien faire, de ne pas bouger, est largement anticipée et finalement mise à profit par les propaniers… »
Eggertson dit qu’il ne regrette pas d’avoir raconté son histoire aux journalistes.
« Ils ont juste choisi la mauvaise maison et le mauvais bonhomme pour leur combine… »
Source : CBC News 14 Septembre 2017
(*) Contact pris par mail auprès de l’OEB, cet organisme ne régule pas le prix du propane. Je me disais bien…
EPILOGUE : Ce qui est arrivé à Bill Eggertson est malheureusement le lot commun à tous les clients des propaniers à travers le monde, en vertu d’un défaut majeur des économies capitalistes, lesquelles rétribuent les consommateurs au comportement le moins civique (en les incitant au gaspillage) et pénalisent les consommateurs au comportement responsable. C’est ce genre de réflexion qui avait conduit le gouvernement précédent à étudier la question d’un tarif croissant de l’énergie, et d’un bonus tarifaire pour les consommateurs s’efforçant de réduire leur consommation d’énergie carbonée. On se rappellera que le Conseil constitutionnel avait déclaré la manoeuvre non conforme à la Constitution ( ce qui devrait nous inciter à réfléchir à la nécessité de changer cette Constitution, à commencer par ceux qui la défendent….).
En attendant il n’est pas interdit de réfléchir à des modèles d’entreprises dont le fonctionnement et la mission sociale épouseraient une éthique compatible avec la survie à long terme de l’espèce humaine. Ce que le capitalisme est bien entendu incapable de promouvoir sous sa forme actuelle. La réflexion sur ces thèmes a commencé depuis longtemps dans les milieux universitaires et s’est brusquement accélérée avec la crise financière de 2008. Deux axes de réflexion se dégagent : définir un modèle de gestion décroissant pour entreprise décroissante (pour comprendre comment fonctionnerait une entreprise décroissante, il suffit d’imaginer l’inverse du fonctionnement actuel des propaniers) ; et une réforme en profondeur du droit des sociétés qui renverrait la RSE « Responsabilité Sociale des Entreprises » à ce qu’elle a toujours été : un attrape-nigaud pour syndicalistes et socialistes sur le retour.
La question susceptible de remettre en cause les fondements (il)légaux du capitalisme est précisément celle-ci : une entreprise peut-elle appartenir uniquement à ses actionnaires (théorie dite du monisme actionnarial) dès lors qu’elle doit des comptes à tout un écosystème qui lui permet de vivre (théorie dite du pluralisme partenarial) ? La réponse est dans la question. On pourra lire sur ce sujet « L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales » par le Père Baudoin Roger, Lethielleux (2012), collection des conférences du Collège des Bernardins. Je me permets de recommander ce livre aux dirigeants de Vitogaz puisque Rubis jouit, de manière surprenante, de la qualité de mécène de cette institution….