Tombé en arrêt devant la vulgarité d’une campagne d’affichage au ras de la pissotière, lancée il y a quelques mois par le gouvernement belge pour inciter les consommateurs à faire jouer la concurrence entre les différents fournisseurs d’énergie ( voir l’affiche incriminée ci-dessous) . La frilosité de nos amis belges à se séparer des grands fournisseurs traditionnels d’énergie irrite visiblement les opérateurs d’Outre-Quiévrain, dont certains ont misé gros sur la libéralisation des marchés de l’énergie. On imagine qu’ils estiment n’avoir pas été payé de leurs efforts en retour. Ils n’auront donc pas manqué de solliciter un coup de pouce de l’Etat belge pour inciter les récalcitrants à abandonner les grands fournisseurs traditionnels. L’Etat belge s’est alors retourné vers les agences de publicité, lesquelles ont toujours d’excellentes idées pour dilapider l’argent des contribuables en pseudo-campagnes d’ « information ». On les sait prêtes à toutes les bassesses pour nous faire acheter la camelote de leurs clients privés. La vulgarité de cette campagne n’étonnera donc pas ceux qui connaissent l’indécence, le mépris et la tartuferie des « fils de pub ». Mais qu’un ministère puisse financer une campagne publicitaire en récupérant l’obsession des jeunes pour la longueur de leurs attributs génitaux, me laisse sans voix. Une telle vulgarité institutionnalisée ne peut que refléter un désarroi et une profonde misère morale dans les lieux d’exercice du pouvoir.
On le sait, l’esprit du capitalisme contemporain, ou plutôt l’esprit de la publicité qui inspire la forme contemporaine du capitalisme, ce n’est plus l’éthique protestante faite de responsabilité, de frugalité et d’autonomie chère à l’économiste et sociologue allemand Max Weber. C’est devenu l’infantilisation à outrance des consommateurs : inoculer aux consommateurs des habitudes de jeunes, des réflexes de jeunes, des goûts de jeunes, des obsessions de jeunes. Les goûts de jeunes ont un avantage considérable sur les goûts d’adultes : ils sont changeants, volatils, se renouvellent sans cesse, ce qui permet à la machine à créer du désir et des besoins de fonctionner à plein régime. C’est pourquoi les publicitaires, ces marchands de bonheur frelaté, s’efforcent d’infantiliser les foules. De nous maintenir dans le « continuel émerveillement de nos premières années » . Car l’enfance « c’est l’eau à la bouche, le désir toujours renouvelé. Vient ensuite l’âge de la jouissance où l’on ne sait plus par quel côté mordre la vie. Puis celui où, édenté, on oublie le désir même. C’est alors qu’on renie son enfance et qu’on se perd. » Les citations sont d’un certain Jacques Séguéla, l’homme à la Rolex….
Vous ne trouvez pas étonnant ce mépris commun à tous nos grands bourgeois pour les « sans-dents » et les « édentés » ? Il est vrai que les publicitaires et les dirigeants se doivent, eux, d’avoir des dents « ultra brite » afin de donner le change, à défaut d’avoir des cerveaux capables d’éclairer les foules. Misère de la dentisterie américano-parisienne et son obsession pour le sourire parfait ? Ou misère de la politique à l’ère post-moderne ?
A bas le privilège de l’âge et la sagesse de nos anciens ! Restons puérils (et insignifiants, et manipulables ) toute notre vie ! Cette campagne d’affichage promue par le ministère belge de l’économie s’inscrit pleinement dans l’air du temps. Elle nous souffle à l’oreille : « Toi ! Oui , toi qui souffres de devoir te coltiner la comparaison ligne à ligne des contrats de fourniture d’énergie, sans parvenir à te faire un avis clair sur la question parce qu’ils s’arrangent pour rendre leurs tarifs incomparables. Oui , toi ! Ne te plains pas de ton sort de consommateur incapable d’exercer pleinement son libre arbitre. Rappelle toi comment, un jour de cuite, dans ta résidence universitaire, tu as baissé ton slip en proposant à tes potes de tenter un concours de bi….s. N’est ce pas cela la vraie vie, la vie d’étudiant exaltante, trépidante ? Retrouve cette excitation de l’instant présent dès maintenant ! Compare ton contrat EDF avec ton contrat DIRECT ENERGIE, grâce à la libéralisation des marchés de l’électricité. »
Vous avez dit « Consternant » ? « Pitoyable » ? « Affligeant » ? « Indécent » ? « Summum de la crétinerie » ?
Et pourtant …. et pourtant …., notre « Association de Défense des Consommateurs de Propane » ne propose t’elle pas elle aussi de comparer et d’éplucher les contrats des propaniers pour y débusquer la clause abusive qui vous ligote à LEUR citerne ? Ce site ne fait-il pas l’apologie permanente de cette belle et saine concurrence qui vaut aux mêmes consommateurs d’être obligés de déchiffrer ligne à ligne des contrats incompréhensibles ? Ne défendons nous pas la libéralisation des marchés de l’énergie à la manière et selon les modalités voulues par les nouveaux maîtres du monde ?
Je l’ai déjà écrit et je le redis : en premier lieu notre conception de la concurrence n’a rien à voir avec le type de concurrence pipeautée auxquels les grands groupes font semblant de se soumettre. En second lieu nous ne considérons pas la concurrence comme une fin en soi à la manière des économistes libéraux. Ceux qui se prétendent libéraux aujourd’hui sont incapables de penser la concurrence sur un autre modèle que la guerre, ce qui est peut-être intrinsèque à l’économie de marché, mais qui est en contradiction avec ce qu’elle est censée permettre : la paix et la concorde entre groupes rivaux et entre nations rivales. Si la logique du pouvoir est forcément celle d’une guerre à conduire contre nos concurrents (chinois, asiatiques, polonais… ), comment les peuples vaincus pourront-ils conserver leur souveraineté ? A-t-on jamais vu un bateau proche du naufrage où on soumettrait paisiblement chaque décision au suffrage universel ?
Au risque de nous répéter, nous affirmons que la concurrence sur le marché du propane en citerne est, dans les conditions actuelles, simplement un moyen pragmatique d’éviter les abus d’un cartel de fournisseurs, en rétablissant un peu de justesse et de justice dans un système économique foncièrement amoral. Il n’y a pas et il n’y a jamais eu un modèle unique de fonctionnement d’économie capitaliste. Le capitalisme islandais n’a jamais rien eu à voir avec le capitalisme mexicain. Ne laissez donc à personne le soin d’enfermer votre réflexion économique dans un cadre idéologique pré-défini. C’est au consommateur-citoyen d’imposer sa vision d’un modèle économique pérenne et soutenable sur le long terme, basé sur la liberté d’entreprendre, liberté respectant l’exigence de dignité de tous les humains vivant sur cette terre. C’est au consommateur-citoyen (ne comptez sur personne d’autre !) d’engager la réflexion sur les évolutions futures du droit civil et commercial qui permettront d’encadrer à l’avenir cette liberté d’entreprendre à tort et à travers, pour la contenir dans les limites de la morale et de la décence.
Votre dignité est-elle respectée quand on vous propose de signer un contrat de fourniture d’énergie léonin ? Non ? Alors refusez de signer ce contrat et faites en sorte de donner vie à un modèle alternatif où le contrat écrit (dit contrat « solennel » pour les historiens du droit) rempli de clauses abusives n’aura plus de raison d’être. Le seul contrat dont vous ayez besoin, c’est un contrat oral (dit « consensuel ») avec un petit distributeur local qui ne s’abaissera jamais à vous ligoter ni à vous garrotter. Les protestants de Max Weber scellaient jadis ce type de contrat d’une franche poignée de mains. Nul besoin de signature. Avant l’apparition et le règne des multinationales de la honte, le consommateur n’avait pas besoin de déchiffrer 5 pages de clauses imprimées en petits caractères pour tenter de deviner à quelle sauce il allait se faire manger.
Notre devoir de citoyen consiste à exiger de notre gouvernement qu’il propose des lois pour empêcher ces multinationales d’étendre leurs activités comme des pieuvres. Tout le mal vient de ce qu’on a laissé les propaniers faire main basse sur le marché et la réglementation des citernes de gaz, alors que ce n’est ni leur métier, ni leur vocation. Si les propaniers n’étaient pas parvenus à contrôler le marché des citernes, ils n’auraient jamais pu monter pareille escroquerie. Retirez des contrats de propane tout ce qui concerne la mise à disposition des citernes de gaz, et il n’y a plus besoin de contrat de fourniture de gaz (dans la même veine : interdisez aux opérateurs de télécoms de vendre des téléphones mobiles et leurs offres d’abonnement en seront grandement simplifiées; interdisez aux fabricants d’ordinateurs de pré-équiper leur hardware avec des systèmes d’exploitation, et vous permettrez à la concurrence de Microsoft de prendre son envol….). Sous prétexte de « liberté d’entreprendre » (réfléchissez : le commerce des armes à feu aux USA est basé sur cet « impensé » qu’est la « libre entreprise » en Occident), on laisse des oligopoles accabler les consommateurs avec des stratégies de ventes liées qui appauvrissent leurs choix et réduisent les opportunités de développement de modèles alternatifs.
Mais qui donc a autorisé ces monstres économiques à mettre en oeuvre de telles stratégies ? Qui les a laissé faire ?
Où sont les lois et les législateurs pour empêcher de tels comportements prédateurs ? Avez-vous jamais entendu une seule proposition visant à limiter la « liberté d’entreprendre et de commercer » dans la bouche d’un homme politique français ?
Par quelle espèce de fatalité l’absence de tout questionnement, à droite de l’échiquier politique, sur les limites de la « liberté d’entreprendre » répond-elle au silence assourdissant de la gauche sur ce même sujet ?
Qui a décidé un jour que la liberté d’entreprendre ou de lier la vente de deux produits distincts, devait prévaloir sur le droit du consommateur à disposer de son argent comme il l’entend ?
Qui a décidé que toute entreprise était légitime à s’intégrer verticalement en élaborant des stratégies de capture du consommateur, transformant une aventure entrepreneuriale anodine en une vulgaire rente de situation ?
Ne voyez-vous pas qu’il y a une raison pour laquelle même les plus grands arbres s’arrêtent un jour de pousser vers le ciel ?
Qui a décidé que tout entrepreneur, au motif qu’il a un jour créé une entreprise locale, devrait avoir le droit d’accaparer un marché régional, ou national ? Que diriez vous d’un dentiste qui soudain prétendrait soigner, par son « entreprise » de soins dentaires, le quart ou la moitié de la population d’un département ? Pourquoi trouvons-nous cela normal de la part d’un épicier (Carrefour, Auchan…. ) ou d’un propanier abreuvant le quart de la population française ?
Ne voyez vous pas qu’il y a une raison pour laquelle même les plus grands arbres ont une surface racinaire limitée au sol ?
Où est cette bio-économie (*) qui remettra de la raison dans toute cette démesure économique en limitant par des lois contraignantes les appétits dénaturés des grandes entreprises et des multinationales ?
Comment pouvons-nous ne pas voir que le règne du mensonge et du faux-semblant sera assuré ici-bas aussi longtemps qu’une clique d’entrepreneurs-accapareurs détiendra le pouvoir de diriger nos consciences en empêchant toute réforme profonde d’un système économique foncièrement et intrinsèquement pervers, injuste et dévoyé ?
Oui, ce système économique nous méprise quand il affirme qu’un queutard immature deviendra un consommateur modèle s’il soumet contrats et propositions tarifaires à une lecture comparative. Les consommateurs savent d’instinct que les propositions honnêtes sont celles pour lesquelles l’effort de compréhension reste à la portée du commun des mortels.
(*)Bio-économie au sens de Georgescu-Roegen (et non au sens galvaudé par l’OCDE) : interprétation de l’économie posant que le processus économique doit être analysé comme un processus biologique et s’inspirer des principes de la biologie (limitativité, non reversibilité…). Voir article « Bio-économie » de l’excellent « Dictionnaire de la pensée écologique » publié aux PUF en Septembre 2015.